« Joséphine ! Joséphine ! » Quelqu’un au loin l’appelle.

Telle une girouette elle pivote sur ses cannes amaigries par quatre ans d’occupation et de rationnement, apercevant sur le trottoir d’en face ses amis Hans et Muller qui lui font signe.
Elle se précipite vers eux, comme sur le coup de sifflet du surveillant général, et saute dans les bras de Hans qui l’accueille, le couvrant de baisers fougueux, humides et tendres.
Lui la repousse, moins pour son excès d’enthousiasme que par soucis des convenances !
Qu’importe ! Elle se rabat sur Muller qui peste en allemand d’une voix grave et autoritaire, ce qui l’impressionne un peu et l’incite à calmer ses ardeurs.
Joséphine n’est pas avare d’amour et de tendresse. Elle prend où elle peut ce qu’elle veut, ce qu’on n’a pas su lui donner, ce que le ventre lui tiraille, ce que le cœur lui commande: Joséphine s’offre à qui veut !

En ces temps de misère elle a pris le parti de ne pas faire la difficile, elle fait fit des ragots et on-dit et de la rage que déversent parfois sur elle les bien-pensant : Joséphine aime les allemands ! Entre autre. Car Joséphine mange à tous les râteliers. Elle offre sa ferveur à qui passe près d’elle et dont elle perçoit que le regard ne la rejette pas. Elle accepte tout : des caresses aux coups, de l’amour à la haine : une attention même malsaine ou douloureuse vaut toujours mieux que l’indifférence !

Le trottoir est son territoire, elle y arpente les passants sous la lumière hypnotique des réverbères, bravant le froid de l’hiver 1944 dans sa fourrure élimée autour du cou, gueulant aux badauds son existence, hurlant sur qui la dévisage, snobant parfois ceux qui l’ont hier délaissée.
Allemand hier, français aujourd’hui, Hans, Muller ou Max le mécano taciturne, que lui importe pourvu qu’ils lui apportent affection, pitance et attentions. Car s’il est aisé de juger quand on est aisé, on justifie tout quand on n’a pas le sous, même sa dignité.

Mais tandis qu’elle chante à la rue sa misère, des mains l’empoignent et la trainent, sous les regards perçants et les cris de la foule qui l’entoure. Prêt de la fontaine glacée on l’attache, lui assenant quelques coups lorsqu’elle tente de se débattre. Une main l’immobilise en lui serrant le cou pendant que d’autres sans vergogne la tondent froidement sous une pluie de rire. Le bruit alentour la submerge, elle ne comprend pas les paroles autour d’elle, on parle de vermine, on lui dit qu’elle pue, on la jette dans l’eau glacée de la fontaine. Lorsqu’enfin on la laisse s’en aller, penaude et tremblante, Joséphine court, court jusqu’à épuisement, jusqu’à laisser le bruit et la ville derrière elle, jusqu’à s’oublier...

Elle ira ensuite par delà bien des routes, sans amertume ni colère, sans mot dire. Ne lui restera que cette peur indescriptible de l’homme, quelques images quelques bribes de pensées, comme des photos jaunies pleine de gens qu’on ne connaît plus. Déjà ses souvenirs s’estompent. Mais comment savoir, comment juger ce qui se passe dans la tête d’un simple canidé?